- THÉÂTRE OCCIDENTAL - Théâtre et politique culturelle
- THÉÂTRE OCCIDENTAL - Théâtre et politique culturelleDès son apparition en Grèce, le théâtre a suscité l’intérêt du pouvoir. Intégré dans le fonctionnement même de la cité athénienne, il fut d’abord un instrument de la démocratie, puis, quelques siècles plus tard à Rome, un moyen de canaliser les ardeurs du peuple et de le distraire de la réalité. Revenu au cœur de la vie urbaine, à l’époque médiévale, il eut partie liée avec l’imaginaire collectif de la chrétienté avant d’éveiller l’intérêt de la monarchie, particulièrement en France, puis d’être mis sous surveillance à cause même du rôle qu’il pouvait jouer dans le débat politique et social. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, cependant, le théâtre se libérait de ses liaisons avec l’État, au fur et à mesure qu’il devenait un art de divertissement, en consonance avec les idées dominantes. La puissance publique s’est repliée alors sur son pré carré, en réservant ses soins au patrimoine dont elle avait la charge et à l’enseignement qu’elle devait contrôler: il n’était plus question de mécénat d’État en dehors de la Comédie-Française et de l’Opéra, et encore moins d’une intervention publique dans l’organisation de la vie artistique et dans la diffusion des œuvres. Mais avec le triomphe de la société industrielle surgit de nouveau, à partir des années 1890, l’idée qu’il ne suffisait pas que l’État prenne en charge l’instruction du peuple, mais qu’il y avait lieu d’assurer à chacun un accès égalitaire aux productions de l’art et de la pensée. Il faudra une cinquantaine d’années pour que cette revendication débouche en France sur l’élaboration d’une politique culturelle proprement dite, dont le théâtre sera pendant longtemps le fer de lance.Premières esquissesC’est le gouvernement du Front populaire, de 1936 à 1938, qui a sans doute jeté les bases d’une politique de la culture, en s’intéressant aux pratiques artistiques des amateurs, en se souciant de l’éducation populaire et en mettant en place quelques aides indirectes à des metteurs en scène, sans oublier l’attention qu’il a portée à la décentralisation de l’art dramatique, qu’il croyait nécessaire de favoriser sans recourir à des subventions de l’État. Le gouvernement de Vichy s’inscrivit, pour des raisons qui lui étaient propres, dans la continuité de ces préoccupations, et confia à divers organismes (de Jeune-France à Uriage, en passant par les comités professionnels) le soin de réfléchir aux structures et aux modalités d’une nouvelle organisation du théâtre. La Résistance ayant conduit une réflexion similaire, avec parfois les mêmes hommes, toute une génération d’artistes et de militants sera prête, au lendemain de la guerre, à inscrire dans les faits ce qui ressemblait bien, déjà, à une politique culturelle, sans que le mot soit explicitement prononcé.Il est en effet créé en 1945, au sein du ministère de l’Éducation nationale, une direction générale des Arts et Lettres, chargée de prendre des initiatives dans les disciplines relevant de ce double secteur. Et c’est à Jeanne Laurent (1902-1989), qui s’occupe depuis plusieurs années de l’administration du théâtre et des spectacles, qu’il va revenir de mettre en place un certain nombre de mesures cohérentes qui à la fois inaugurent l’intervention de l’État dans la vie théâtrale et formulent, pour ainsi dire, le mode d’emploi.Le premier article de cette action, qui va se déployer pendant cinq ans, de 1947 à 1952, concerne la décentralisation: cinq centres dramatiques nationaux sont créés, à Colmar, Saint-Étienne, Rennes, Toulouse et Aix-en-Provence, avec pour mission d’être des lieux de création, animés par des troupes permanentes et appuyés par les collectivités locales. Il s’agit ainsi de briser le monopole parisien et de mettre à la portée des spectateurs financièrement et géographiquement défavorisés les acquis de Copeau, de Chancerel et du Cartel, qui ont rénové le théâtre français dans l’entre-deux-guerres.Cette mesure est complétée dès 1950 par la relance du Théâtre national populaire de Chaillot sous l’égide de Jean Vilar, qui, de 1951 à 1963, va lui redonner tout son lustre en multipliant le nombre de ses spectateurs et en définissant bientôt le théâtre comme un véritable service public, en prise directe sur la vie de la cité. Vilipendées par les uns, défendues par les autres (au milieu desquels il faut distinguer une ardente cohorte de militants), ces mesures donnent rapidement des résultats convaincants et assurent le triomphe de ce qu’on va appeler un peu plus tard le théâtre public.En second lieu, l’État se reconnaît le devoir de favoriser le renouvellement des écrivains et des metteurs en scène qui œuvrent pour le théâtre, ce qui fournit un exact pendant à sa mission traditionnelle de maintien et d’illustration du répertoire: sont ainsi institués le concours des jeunes compagnies et l’aide à la première pièce, sur l’avis de commissions indépendantes où siègent les personnalités les plus éminentes du théâtre français. Il faut ajouter que ces diverses initiatives s’accommodent d’un budget d’autant plus modeste que la subvention apparaît alors comme une incitation et comme une amorce bien plus que comme une prise en charge des entreprises ou des créations. En tout état de cause, l’administration prend grand soin, à l’occasion de ses premiers contacts avec les artistes, de sauvegarder l’indépendance de ses partenaires, une fois que des règles du jeu ont été établies et que des missions précises leur ont été assignées.Le service public ainsi mis en place a pour principal objectif d’élargir le cercle des spectateurs en supprimant les obstacles qui empêchent l’accès du plus grand nombre au théâtre. Il va de soi, au demeurant, que le théâtre est considéré, dans une telle perspective, comme un instrument efficace de plaisir et de connaissance, éminemment utile aux citoyens rassemblés.Un ministère spécialiséAprès le limogeage de Jeanne Laurent, en 1952, les choses ont été maintenues dans l’état où elle les avait laissées, jusqu’à ce que la Ve République reprenne à son compte, en 1959, l’ambition de veiller au développement et à la diffusion des lettres et des arts: il est alors créé de toutes pièces un ministère des Affaires culturelles, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est considéré en un premier temps avec une certaine circonspection. La mission qui lui est assignée reprend avec d’autres mots les principaux objectifs désignés par les Arts et Lettres: il s’agira de «rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent».Grandement aidé par le prestige d’André Malraux, ministre d’État jusqu’en 1969, et par le dévouement de fonctionnaires convaincus et inventifs (de Pierre Moinot à Émile Biasini), le «Petit Poucet» du gouvernement n’a pas tardé à s’affirmer auprès des artistes et du public, à défaut de soulever l’enthousiasme du ministère des Finances: il a élargi ses compétences au fil des années et systématisé le programme esquissé par Jeanne Laurent, en l’enrichissant d’un projet nouveau qui prévoyait la mise en place d’un réseau d’établissements interdisciplinaires, gérés avec la collaboration de leurs usagers et en étroit partenariat avec les collectivités locales: les maisons de la culture, dont Malraux attendait, en le disant avec un peu de grandiloquence, qu’elles répondissent aux défis des temps nouveaux.Parallèlement, en filigrane des déclarations ministérielles, transparaît un plan d’organisation du théâtre subventionné. L’Odéon, rebaptisé Théâtre de France et confié à Jean-Louis Barrault en 1959, est destiné à illustrer un répertoire moderne et contemporain, en complément des deux autres théâtres nationaux (Comédie-Française et T.N.P.), qui doivent respectivement veiller aux œuvres du patrimoine et inventer un théâtre populaire qui rassemble la nation. En province, la décentralisation est poursuivie de trois manières: par la reconnaissance de troupes permanentes (il en sera créé quatorze en dix ans), par l’extension du réseau des centres dramatiques nationaux et par le lancement d’une dizaine de maisons de la culture, créées ou mises en préfiguration, presque toutes autour d’un projet théâtral. Le ministère reconnaît enfin le fait nouveau constitué par la multiplication des compagnies indépendantes: elles relèveront désormais d’une commission d’aide aux animateurs, tandis que le théâtre privé prend place à la périphérie de cette architecture à travers la création du Fonds de soutien en 1964.Si cet effort est approuvé et soutenu par l’ensemble des animateurs du théâtre subventionné, qui ne mettent en cause ni la compétence ni la méthode de leurs autorités de tutelle, il continue à être considéré avec goguenardise par les forces politiques majoritaires et combattu par quelques adversaires irréductibles qui s’opposent au principe même de l’intervention de l’État en matière artistique, tournant en dérision l’attention désormais portée au mot et à la notion de culture. Mais il s’agit là de combats qu’on peut qualifier d’arrière-garde, tant l’adhésion aux idées et aux pratiques nouvelles est grande dans le public, définitivement séduit par le désintéressement et par le talent qu’il rencontre dans le secteur subventionné. Les difficultés viendront des contradictions qui vont apparaître et se développer au sein même des établissements dans un contexte politique et culturel global.En effet, l’aggravation de la situation politique, liée à la guerre froide, aux violents soubresauts de la décolonisation et à la guerre d’Algérie, influe bon gré mal gré sur le travail de nombreux théâtres publics et les conduit à rechercher un répertoire plus engagé et plus critique. Ce qui soulève ou renforce, par ricochet, la méfiance des milieux conservateurs.Une question inédite se pose alors: quelle est la marge de liberté réelle de ces établissements? En 1966, André Malraux défend avec vaillance et efficacité la création à l’Odéon des Paravents , de Jean Genet, menacés de censure et désignés du doigt jusque dans les débats du Parlement. Mais, en 1968, le ministre qui écrivit naguère L’Espoir ne peut empêcher l’interdiction de La Passion du général Franco , d’Armand Gatti, programmée au T.N.P.: c’est qu’il s’agit d’un théâtre national censé représenter la France et qui ne doit en aucun cas faire offense à un chef d’État étranger. Jusqu’à la fin de sa vie, Jean Vilar s’interrogera sur la compatibilité, en matière artistique, et surtout théâtrale, entre liberté et prise en charge par l’État.Par ailleurs, comme les troupes voyagent désormais plus facilement, on découvre, grâce au Théâtre des Nations (fondé en 1957), de nouveaux et surprenants horizons qui élargissent considérablement le champ de l’art dramatique: ainsi Brecht, promoteur d’un théâtre populaire destiné à approfondir les divisions de la nation et à attiser la lutte des classes (à l’inverse de la mission que se donnent le T.N.P. et la décentralisation), trouble-t-il fortement le consensus régnant; de son côté, le théâtre de provocation et de contestation libertaire mis en œuvre par le Living Théâtre, sous le signe d’Artaud, séduit une jeunesse avide de nouveauté et à qui le théâtre traditionnel parle de moins en moins. Que le théâtre public fasse place à ces innovations, pour en tenir ses spectateurs informés, et voilà du même coup la plupart des collectivités locales qui s’émeuvent à l’instar de beaucoup d’hommes politiques, doublement obnubilés par le «péril rouge» et la dégradation des mœurs. Enfin, la notion de culture elle-même commence à être mise à mal: on ne sait plus à quelle tradition se vouer, et l’on s’interroge de plus en plus sur la place de la création contemporaine dans le théâtre subventionné, qui a formé un public friand du dépoussiérage des classiques, mais fort précautionneux devant les innovations. Un début de rivalité s’esquisse enfin entre animateurs culturels et metteurs en scène, annonciateur de crises futures.Le long mandat d’André Malraux à la tête des Affaires culturelles va donc, dès avant les événements de Mai-68, déboucher sur la mise en lumière de plusieurs paradoxes: les intérêts de l’État et ceux des animateurs avec qui il a jusque-là travaillé en confiance se mettent à diverger de plus en plus fortement; au fur et à mesure que le réseau du théâtre public s’étend et gagne en efficacité, il se diversifie de l’intérieur et amène la politique culturelle à se lézarder, au moment même où elle est devenue sûre de sa légitimité; une nouvelle génération d’hommes et de femmes de théâtre, qui n’ont pas connu la guerre, commence à se manifester et se porte visiblement candidate à la succession des pères fondateurs, bien qu’elle ne partage que de loin leurs utopies, leur fièvre réformatrice et leur ardeur de citoyens au service du public.La criseÀ cet ensemble de doutes, de velléités et d’hésitations, les événements de Mai-68 donnent l’occasion de se cristalliser fortement. Tandis que la fonction symbolique du théâtre dans la nation est bafouée, dans un maelström de paroles et de gestes, à l’occasion de l’occupation de l’Odéon et de sa transformation en forum, c’est toute l’action entreprise depuis 1947 qui va être vilipendée par d’habiles et bruyants contestataires au festival d’Avignon, aux cris de «Vilar, Béjart, Salazar». Entre-temps, les directeurs des centres dramatiques nationaux et des maisons de la culture, réunis à Villeurbanne, avaient battu leur coulpe sur la poitrine du ministère, élevé les plus vives réserves quant à la nécessité de transmettre les œuvres de l’héritage culturel, contesté le fonctionnement et les statuts des maisons de la culture, tout en proclamant haut et fort la nécessaire corrélation entre création dramatique et action culturelle. Après avoir déploré l’existence d’une catégorie sociale d’exclus (baptisée non-public) et affirmé la nécessité de s’y intéresser pour lui permettre de se politiser, ils dénonçaient la disparité des subventions existant entre Paris et la province, non sans soutenir qu’il n’y avait pas de politique culturelle possible si les crédits de la culture n’étaient pas portés de 0,43 à 3 p. 100 du budget national.Voilà qui donnait la mesure des frustrations accumulées depuis quelques années et esquissait, au milieu de revendications raisonnables et qui seraient au demeurant bientôt satisfaites, une nouvelle rêverie, qui supposait pour pouvoir prendre corps un changement radical de société. Il vaut la peine de noter cependant que les directeurs réunis à Villeurbanne n’ont jamais rompu les relations avec le ministère tout au long des événements de Mai-68 et qu’aucun d’eux ne renonça à faire carrière sous l’égide des Affaires culturelles.Mieux: quelques mois après ces déclarations, un jeune metteur en scène comme Patrice Chéreau proclamait, la mort dans l’âme, l’impuissance politique et civique du théâtre, ce qui revenait à dire que le non-public n’était pas de son ressort, pas plus que la pédagogie et l’action culturelle ne pouvaient lui servir de méthode. De proche en proche, on allait voir ainsi sapés les principaux fondements du théâtre populaire et de la décentralisation au profit de revendications avancées cette fois au nom des exigences de l’art. Tout le monde n’avait certes pas renoncé à rénover les idéaux et les pratiques du théâtre public, tout en leur apportant les corrections rendues nécessaires par les changements artistiques sociaux et politiques, mais les institutions allaient progressivement se refermer sur elles-mêmes, au cours d’une crise qui se prolongerait toute une décennie durant.De la réforme à l’innovationIl est difficile de savoir si les responsables des affaires culturelles, au lendemain de Mai-68, ont évalué à sa juste mesure le tournant pris par leurs partenaires: le fait est qu’ils ont maintenu d’abord les grandes lignes de la politique définie par André Malraux en la corrigeant par un réformisme réaliste et prudent, puis en l’infléchissant par des innovations plus délibérées et plus nettement soumises à l’air du temps.De 1971 à 1973, Jacques Duhamel (1924-1977) a donc poursuivi la consolidation et l’extension du service public, en augmentant le nombre des centres dramatiques nationaux, désormais dotés d’un cahier des charges et d’un contrat, en multipliant les centres d’action culturelle, beaucoup plus légers que les maisons de la culture, et en transférant le T.N.P. à Villeurbanne, tandis que Chaillot recevait un statut plus expérimental avec la nomination à sa tête de Jack Lang, qui avait si bien réussi à la tête du Festival du jeune théâtre de Nancy. Par ailleurs, le statut d’établissement public était attribué aux théâtres nationaux nouvellement créés (T.E.P. et T.N.S.), et le ministère inaugurait sa propre déconcentration en installant ses premières directions régionales en province. Pour financer des initiatives originales, en marge des institutions, un fonds d’innovation culturelle (F.I.C.) était créé. Et, conformément à une demande émise à Villeurbanne, enfin, plusieurs centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la jeunesse étaient institués. Comme on s’en aperçoit, la voie choisie par Jacques Duhamel a été celle du dialogue et de la confiance accordée au théâtre public, avec des innovations soigneusement dosées: il ne s’agit pas vraiment d’une autre politique, mais d’une rationalisation et d’un développement de ce qui existait, sans s’attarder sur la crise latente qui s’était révélée au début des années 1970.Créateur en 1972 du festival d’Automne, nommé en 1974 secrétaire d’État à la Culture, où il restera jusqu’en 1976, Michel Guy (1927-1990), lui, va prendre trois initiatives spectaculaires. Il remplace les titulaires de plusieurs centres dramatiques, par des représentants de la nouvelle génération, et en affirmant haut et fort la prééminence qu’il accorde au talent: c’était là s’aligner sur les transformations en cours dans la profession, qui privilégiait désormais le rôle du metteur en scène, promu artiste à part entière et souvent exonéré de toute responsabilité civique. La fondation de l’O.N.D.A. (Office national de diffusion artistique) va dans le même sens, puisqu’elle est destinée, dans l’esprit du ministre, à diffuser sur le territoire les plus brillantes créations nationales et internationales. En second lieu, Michel Guy décide la réforme radicale du Conservatoire national d’art dramatique. Ce qui le conduira à affronter les oppositions les plus redoutables. Enfin, il inaugure une vaste concertation avec villes et régions pour un meilleur aménagement du territoire en matière d’équipements et d’institutions artistiques. Cette nouvelle variante de la politique culturelle rompt avec les utopies et, sans méconnaître les tâches réglementaires et pratiques de l’administration, définit l’intervention de l’État comme un mécénat public, conduit par des esprits éclairés, en renonçant à toute visée «missionnaire»: tout à fait conforme à l’esprit du temps, cette orientation a sans doute accentué les clivages entre artistes et animateurs socioculturels en favorisant largement la victoire des premiers, et elle a supprimé plusieurs digues destinées à réguler le comportement des artistes à la tête des institutions: que Michel Guy l’ait voulu ou non, il a porté une sérieuse atteinte à l’esprit du service public tel qu’il avait été défini jusqu’ici, en faisant de l’éclat de la création une donnée essentielle de sa politique de nominations, sans trop considérer, chez ceux qu’il choisissait comme partenaires, les aptitudes à la gestion, l’engagement au service du public ou la capacité d’animer une équipe.Dès lors, on voit se dessiner deux politiques possibles en matière de théâtre: l’une tournée vers la promotion des artistes et mobilisée au service de la création, férue de modernité, ouverte sur ce qui se fait de plus éclatant à travers le monde; l’autre, plus volontariste, plus attentive à la formation du public et à la place du théâtre dans la société, moins portée à chercher des résultats immédiats monnayables en succès médiatiques qu’à favoriser un ensemencement en profondeur. Dans les deux cas, la question du budget, posée depuis les années Malraux, devient de plus en plus cruciale, dès lors qu’on s’aperçoit de la montée continue des coûts du spectacle vivant, théorisée par l’économiste américain Baumol au milieu des années 1960, et de la difficulté de maîtriser une expansion des activités théâtrales, qui augmente l’offre de spectacles sans aucune considération de la demande, réelle ou potentielle. Cette double tendance, qui a quelque chose d’irrésistible, va peser lourdement sur les rapports entre l’État et le théâtre à partir des années 1980.La relanceLorsque les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, ils sont décidés à donner une forte impulsion à la politique culturelle, en commençant par étoffer significativement le budget mis à son service: les crédits de la Culture doublent à peu de choses près dès 1982, et ceux du théâtre augmentent de plus de 80 p. 100 (les seules dépenses de fonctionnement passent de 271 millions de francs à 503 millions en 1982, et à plus de 590 millions en 1983). Au-delà d’une restauration rendue indispensable par une douloureuse cure d’austérité qui durait depuis 1977 et qui menaçait d’asphyxier définitivement toute ambition d’une politique publique digne de ce nom, des moyens nouveaux étaient donnés aux institutions, aux compagnies, à la formation, à l’équipement des salles de spectacles.Sur le fond, Jack Lang, nommé ministre de la Culture, assume la double succession de Jacques Duhamel et de Michel Guy. Il complète le réseau de la décentralisation en province et en banlieue parisienne, accompagne l’extraordinaire développement des compagnies indépendantes et du jeune théâtre, tout en affichant un souci attentif de l’enseignement (étendu aux arts du cirque et le la marionnette) et de l’éducation artistique (une étroite collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale aboutit à la prise en compte du théâtre dans les cursus scolaire et universitaire). Comme Michel Guy, Jack Lang se veut d’abord le ministre des artistes et le promoteur de la création, tandis qu’il procède à la réforme des maisons de la culture, dont il n’est pas un fervent admirateur et dont il laissera dissoudre l’identité en 1991 dans le réseau des scènes nationales.Cette nouvelle politique a en même temps pour objectif d’inciter le théâtre à se réformer lui-même: des mesures nombreuses et convergentes sont mises en place en faveur de l’écriture dramatique, dangereusement négligée depuis une quinzaine d’années; diverses incitations suggèrent au théâtre privé – mieux aidé désormais – et au théâtre public de chercher des occasions de collaborer; des aides aux projets – par définition ponctuelles et mieux orientées – sont imaginées pour dissuader les compagnies de rechercher des concours automatiques de l’État, etc. Ne pouvant ni ne devant rien imposer, l’administration suggère ainsi des rééquilibrages à tenter, des initiatives à prendre, des changements à introduire dans les comportements.Mais, plus que ce travail sérieusement accompli, l’opinion a retenu de l’action du nouveau ministre le brio avec lequel il l’a fait connaître. Voilà mise en lumière, du même coup, une nouvelle composante possible, et peut-être capitale, d’une politique culturelle: sa capacité à se populariser et, par voie de conséquence, à convaincre et à contaminer, pour ainsi dire, d’autres décideurs, qu’il s’agisse des départements ministériels ou, surtout, des diverses collectivités territoriales. Ce pouvoir de persuasion, brillamment exercé, a conduit villes et régions à définir ou à renforcer leurs interventions en faveur du spectacle vivant, en acquérant un sens de la neutralité et une ouverture d’esprit qu’on leur connaissait moins dans le passé. Il faut dire que la déconcentration progressive des moyens du ministère de la Culture et le renforcement de ses directions régionales ont fortement contribué à ce résultat, acquis au milieu d’une période de crise économique.Il est moins sûr, en revanche, que la gestion socialiste de la Culture au cours des septennats de François Mitterrand ait toujours réussi à protéger le théâtre des prétendues lois du marché: vedettariat, explosion des coûts, tentations ou fantasmes du marketing, qui considère comme des produits rentables les créations du spectacle vivant, rôle croissant de l’argent dans les raisonnements et les comportements des artistes subventionnés eux-mêmes, et ainsi de suite. Pour beaucoup, chemin faisant, l’idée du service public s’est banalisée et affaiblie, certains agissant comme s’il suffisait de faire du théâtre pour avoir droit au concours de l’État. Au fur et à mesure que les valeurs de l’art sont exaltées par le discours officiel, sans qu’il soit question de demander aux artistes le moindre engagement dans la société où ils vivent, l’idée de l’utilité sociale du théâtre s’efface par degrés, et la défaite de l’action culturelle est en apparence consommée.Questions pour aujourd’huiC’est pourquoi la question préalable qui se pose aujourd’hui à toute politique culturelle concerne d’abord ses présupposés et le rapport qu’elle entretient avec des objectifs d’intérêt général. Il est clair qu’on ne peut, pour toutes sortes de raisons, relancer l’idée du service public telle qu’elle a triomphé de 1945 à 1970. C’est sa réussite même qui commande aujourd’hui de la reconsidérer en partant d’une distinction qu’il devient urgent de faire entre l’art et la culture.L’art théâtral, de toute évidence, a besoin d’une absolue liberté, y compris celle de contester, de détruire, d’imaginer le possible et l’impossible, de semer l’irrévérence, l’angoisse ou la subversion. Il n’est pas canalisable, ce qui ne veut pas dire qu’il ne concerne pas le bien de la collectivité: pour l’aider à vivre, il faut à la République une bonne dose de vertu, et cette vertu est plus que jamais nécessaire face à la marée audiovisuelle.La culture, elle, concerne spécifiquement l’usage qui est fait de l’art: des apprentissages nécessaires pour l’aborder aux conditions de sa meilleure diffusion, des leçons qu’on peut tirer de sa fréquentation aux applications sociales, thérapeutiques ou éducatives qu’il peut procurer. On peut légitimement penser que toute cette activité est du ressort de la puissance publique et que sa prise en charge a quelque chose à voir avec l’exercice de la démocratie. On y rattacherait dès lors tout ce qui a constitué naguère le terrain de l’éducation populaire: théâtre amateur, écoles du spectateur, maisons des jeunes et de la culture, etc.Ainsi, une fois confirmée et réajustée la notion de service public en matière artistique et culturelle, il devrait être possible de soustraire le budget du théâtre aux turbulences arbitraires dont il a souvent été l’objet, notamment depuis 1994, à travers des lois de finances rectificatives ou des gels de crédits. Quoique encore substantiels, les moyens alloués à la direction du théâtre et des spectacles sont en net reflux, sans compter qu’ils sont soumis à une accélération des transferts aux directions régionales, qui pourraient à terme émietter la doctrine et les méthodes du ministère de la Culture. En 1997, c’est environ 1,385 milliard de francs qui sont mis au service du théâtre, dont le quart est distribué au niveau des vingt-deux administrations régionales.En tout état de cause, il est désormais acquis que les fonctionnaires responsables de la culture, où qu’ils soient, sont tenus à une double neutralité, politique et artistique; qu’il n’entre pas dans leur mission de régenter les arts ni de bureaucratiser les parcours des artistes; que leur action met du temps à produire des résultats, au rebours de la pratique des «effets d’annonce», devenue si courante. Une politique culturelle consiste à inciter, à proposer, à arbitrer, puis à surveiller ce qui doit l’être, c’est-à-dire l’utilisation des fonds publics, en étant attentif à la logique de l’art tout autant qu’à celle de la comptabilité. Elle ne peut se développer, s’agissant du spectacle vivant, qu’en liaison avec tous ceux qui le font, ce qui n’implique en soi ni complaisance ni autoritarisme, mais une attention vigilante à la particularité des démarches, à l’évolution des formes et aux signes multiples du temps.
Encyclopédie Universelle. 2012.